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Préface de l'essai "Deux roues, un avenir",
de Claire Morissette


Depuis dix-neuf ans, dans un effort pour faire de Montréal une ville cyclable, Claire Morissette et moi avons coorganisé des dizaines de manifestations théâtrales illustrant la réalité injuste et absurde que vivent actuellement les cyclistes. Pour proclamer un droit aussi fondamental que celui d'emprunter les ponts franchissant le fleuve Saint-Laurent, nous et les militants du Monde à Bicyclette avons avironné pour traverser le fleuve, avec nos vélos à bord du canot. Nous avons tenté de voler comme Icare au-dessus des eaux ; nous avons revêtu la robe de Moïse et tenté de séparer les eaux. Alors que, sans raison valable, les cyclistes étaient bannis en tout temps du métro, nous avons tenté d'y pénétrer avec une échelle, un toboggan et un vélo qui, lui, fut refoulé par les policiers, démontrant une discrimination absurde entre des objets de grosseur et de poids équivalents. Mais, parmi les innombrables cyclo-drames que le Monde à Bicyclette a mis en scène, il en est un que je chéris tout particulièrement.

Par un après-midi blafard d'octobre 1976, à cinq heures du soir, le lendemain de la fête de l'Action de Grâces, le jour du premier anniversaire d'une hausse majeure des tarifs du métro, une centaine de personnes, cyclistes et piétons, s'etendaient sur I'asphalte, au coin des rues Sainte-Catherine et Université. Des bicyclettes accidentées, du sang représenté par du ketchup, des masques à gaz, des béquilles, un cercueil et un enfant de six ans étendu sur une civière se trouvaient parmi la centaine de personnes « mortes » à I'intersection. C'était le grand die-in de Montréal, illustrant la conséquence la plus tragique de I'automobile : la mort. J'étais couché sur le dos parmi ces victimes de I'auto. Claire, un porte-voix à la main, décrivait éloquemment les calamités de I'auto. D'autres sympathisants distribuaient des feuillets explicatifs aux spectateurs, automobilistes et piétons étonnés. Les policiers nous accordèrent dix minutes alors que I'un d'entre eux, lisant attentivement notre feuillet, hochait de la tête pensivement. Après quelques minutes, les autos cessèrent de klaxonner et un silence solennel descendit sur la scène.

Toujours couché, ie ressentis alors une profonde émotion. Parce que je voyais, nous voyions tous à quel point la mortelle réalité de la rue est insensée. Nous avions réussi à mettre en lumière cette folie collective. Nous avions renversé la normalité.

Renverser une réalité intolérable, absurde et injuste et en proposer une qui soit personnellement et socialement harmonieuse, écologique et saine, au moyen d'un outil peu coûteux, agréable et tout simple, le vélo, voilà le thème du livre de Claire Morissette, Deux roues, un avenir. Actuellement, les livres traitant des aspects et de I'idéologie du cyclisme urbain sont rares dans la littérature francophone et I'ouvrage vient combler cette lacune. Ce livre prophétique pourrait devenir un outil de transformation, non seulement au Québec, mais aussi en France, en Suisse, en Belgique et ailleurs. Alors qu'un nombre grandissant de gens dans le monde industrialisé découvre les avantages et les multiples plaisirs du vélo, la pertinence des écrits de Morissette sera de plus en plus évidente.

Deux roues, un avenir est le premier livre à traiter du phénomène de la bicyclette dans sa globalité. Il le replace dans la dialectique du transport plutôt que de le traiter comme un phénomène isolé. Nous apprenons I'histoire sociale et économique du vélo, fascinante et peu connue, à l'époque du premier boom cycliste en Europe et en Amérique, au début de ce siècle. Le lecteur découvre le rôle-clé joué par le vélo dans la libération sociale des femmes, les gains qu'il leur a permis d'obtenir, tels que la mobilité personnelle et le droit de porter des pantalons ou d'être athlétiques.

Dans la partie traitant de la situation actuelle du cyclisme urbain, le lecteur découvre l'état des aménagements cyclables à travers le monde. Les techniques les plus poussées d'aménagement des pistes cyclables, le stationnement cycliste sécuritaire, I'accès des velos aux transports publics, les méthodes pour apaiser la circulation, entre autres, y sont décrits avec précision.

Comme on le sait, les cyclistes sont en lutte pour obtenir des aménagements plus nombreux et de meilleure qualité, dans le but de généraliser ce moyen de transport écologique et responsable. Motivés par leur cyclo-frustration - le sentiment que cette alternative saine nest pas encouragée officiellement, alors que cette solution est tellement souhaitable -, les cyclistes les plus conscients se sont organisés en groupes de pression dans les grandes villes du monde développé, comme nous I'avons fait à Montréal en créant le Monde à Bicyclette.

Ce nouveau livre est aussi I'histoire d'une campagne pour le vélo. Des cyclo-drames spectaculaires organisés par le Monde à Bicyclette, visant des cibles politiques précises, sont décrits et illustrés. Dans ce chapitre, pertinemment intitulé « La vélorution », nous prenons aussi connaissance des cyclo-drames organisés par les cyclistes des autres grandes villes, au Canada et à travers le monde, pour diminuer leur cyclo-frustration. Enfin, des trucs mécaniques et techniques de route offrent I'information de base pour faciliter la vie aux lecteurs qui voudront passer de la théorie à la pratique du vélo en ville.

Bien que très informé et solidement documenté, ce livre n'est pas académique. Deux roues, un avenir est I'oeuvre d'une cycliste militante et non pas d'une observatrice. Claire Morissette a été un des leaders du Monde à Bicyclette depuis sa fondation en 1975 et y a agi comme coordonnatrice pendant quinze ans. Recherchiste et écrivain, elle a produit des articles dans presque tous les numéros de notre journal trimestriel qui, aussi incroyable que cela puisse paraître, est publié régulièrement depuis 1976. Claire Morissette et d'autres militants ont planifié les innombrables cyclo-drames du Monde à Bicyclette qui ont inspiré bien d'autres campagnes cyclistes autour du globe. Et bien sûr, elle pratique le vélo presque tous les jours, à I'année longue. Elle expérimente donc quotidiennement les affres de la cyclo-frustration - elle a même été victime d'un accident sérieux en juillet 1993 - et elle a à coeur de l'éliminer, aussi ce livre est-il passionné. Au cours des vingt dernières années, I'automobile et la bicyclette n'ont guère changé. Ce qui a évolué, c'est la vision qu'en ont les gens. Cette vision et cette nouvelle conscience du vélo sont un facteur déterminant pour l'avenir. Et heureusement, l'évolution se poursuit rapidement.

Lorsque, dans les années 1950, je fréquentais des universités comme McGill et Sir George Williams, à Montréal, on n'y voyait pratiquement aucun vélo. Et il en allait de même à I'université de Montréal, de I'autre côté de la montagne. Francophones et anglophones acceptaient la croyance alors répandue selon laquelle les bicyclettes, c'était pour les enfants et lorsqu'on grandissait, on conduisait une voiture.

Puis, presque par osmose, nous avons redécouvert le vélo. Chaque année, de plus en plus de cyclistes circulent dans les rues de Montréal en dépit de la rareté des bons aménagements cyclables. Les fins de semaines, c'est roue contre roue qu'on pédale sur la piste du Canal Lachine et sur les autres pistes cyclables de la région. Sur les rues Saint-Laurent et Saint-Denis, on trouve un vélo stationné à chaque parcomètre et poteau de signalisation. Et c'est le même phénomène à travers le monde développé : non pas une vogue, mais une conscience nouvelle et grandissante dont ce livre est le témoignage. Toronto, New York, Boston, Londres, Paris, Copenhague, Tokyo, Melbourne, où qu'on regarde, il y a chaque année plus de cyclistes dans les rues et plus d'aménagements pour les accommoder.

Malheureusement, cette vision nouvelle du vélo comme moyen de transport approprié en ville est en perte de vitesse dans les pays en voie de développement. Des villes où le vélo était le principal moyen de transport jusqu'à tout récemment se motorisent rapidement. Beijing en est I'exemple le plus frappant. Le nombre d'autos dans la capitale est passé de 20 000, il y a dix ans, à 600 000 aujourd'hui. Les conflits entre autos et vélos sont devenus une réalité quotidienne et le nombre d'autos ne cesse de croitre. Hanoï, au Vietnam, où j'ai eu le plaisir de pédaler en 1988, était le paradis du vélo, du moins de jour, avec presque aucun véhicule motorisé et virtuellement nulle cyclo-frustration. Maintenant, des revenus plus élevés ont entraîné I'arrivée de milliers de mobylettes et de cyclomoteurs bruyants. Pédaler y est plus dangereux et moins agréable qu'il y a six ans. Ironiquement, au Mexique, I'expression pueblo bicicletero est une métaphore décrivant une ville pauvre. Pourtant, les villes touristiques les plus cossues de Suisse, comme Zermatt, sont libres d'autos.

Cette vision pervertie et myope des transports urbains transcende les barrières idéologiques et les systèmes sociaux. Budapest, capitale de la Hongrie socialiste, connaissait de sérieux embouteillages quand le parti communiste y était encore au pouvoir en 1989. Maintenant, la congestion y est encore pire. Dans les pays capitalistes asiatiques en voie de développement, comme la Thailande et la Corée, la ville moyenne se caractérise par des embouteillages chroniques. Capitalisme, socialisme, I'auto détruit les villes des deux régimes. Les planificateurs économiques socialistes ne remarquent-ils donc pas tout I'espace qu'accapare une automobile pour un seul individu?

Même la Cuba socialiste de 1990 comptait trop d'autos et La Havane commençait à afficher des embouteillages. On n'y voyait pratiquement aucun vélo autre que ceux des équipes de coureurs cyclistes. Néanmoins, comme le rapporte le livre de Morissette, le déclin rapide des livraisons de pétrole à la suite de I'effondrement de I'ex-Union soviétique, a forcé Cuba à se tourner vers la bicyclette pour ses besoins critiques de transport. Cuba a donc importé 1,2 million de bicyclettes chinoises et, avec une rapidité sans précédent, a introduit une culture cycliste. Cuba compte maintenant six industries cyclistes et se propose de produire 300 000 vélos en 1994. « Toute mauvaise chose en apporte une bonne avec elle » disent les Cubains, et dans ce cas-ci, c'est la bicyclette.

De Léonard de Vinci à aujourd'hui, le vélo a capté l'attention des grands esprits littéraires. Le livre de James Starrs intitulé The Noiseless Tenor est une anthologie de la fiction et de la poésie ayant pour thème le vélo. Les textes d'écrivains réputés comme H. G. Wells, Jack London, Samuel Beckett, Arthur Conan Doyle, Marcel Aymé et Alain Robbe-Grillet y sont colligés.

Aldous Huxley écrit: « La bicyclette donne à I'esprit l'occasion de réfléchir, activité supprimée dans I'univers du travail journalier. Sans la bicyclette pour libérer de telles pensées, celles-ci pourraient bien passer inaperçues et échapper à l'investigation. » William Saroyan parle de la bicyclette comme de «la plus noble invention de l'homme », Henry Miller écrit en toute sincérité que « son vélo est son meilleur ami », Christopher Morley le considère comme « le véhicule des romanciers et des poètes » et George Bernard Shaw estime que « le cyclisme élève I'esprit ». Pour Daniel Berhman, la bicyclette est un outil de révolution aussi puissant que la presse d'imprimerie qui a fait choir les rois au temps jadis. Pour le sociologue Ivan Illich, les relations sociales démocratiques ne peuvent avoir lieu qu'à la vitesse de la bicyclette.

La victoire du vélo dans la ville est essentielle à notre survie future, affirme James McGurn. Et il va éventuellement triompher. Sa petitesse, son efficacité, sa justesse fondamentale et les bénéfices qu'il procure à ses adeptes et à tous les citadins rendent cette issue inévitable. Et le livre de Claire Morissette contribuera à ce que ce jour arrive plus rapidement.


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Par Robert Silverman.
Avril 1994.


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