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Répandre la vélorution


Dans l'après-midi du vendredi 4 mai 1984, j'étais au Bureau de recherche sur l'énergie à Toronto, une organisation qui promeut l'utilisation de sources d'énergie saines, renouvelables et sans risques, contrairement aux centrales nucléaires ontariennes d'Hydro. Après avoir fait le tour des bureaux, je me mis à préparer le discours que j'allais prononcer le soir même au Club de cyclisme de Toronto. Les cyclophiles allaient payer pour m'écouter. Donc j'ai senti qu'il était de mon devoir de faire un travail particulièrement bon.

La première partie de mon discours était consacrée surtout à la destruction des tramways électriques dans les villes américaines, qui déboucha sur la construction d'une lourde infrastructure routière en l'honneur «de cet engin devenu si nécessaire qu'est l'auto.» La deuxième partie était plutôt optimiste et rendait hommage à la liberté et à la dignité humaine. Je l'ai consacrée au retour des gens à la bicyclette, mais je me demandais en même temps pourquoi. De cette pensée profonde surgit ce poème:

Des autos, que des autos
Quelle puanteur!
Nos rues en regorgent
Elles dévorent nos pieds
Nous n'aimions pas ce fardeau
Alors nous redécouvrîmes
Le vélo



Je devais m'arrêter à Toronto pour faire ce discours, avant de continuer mon chemin vers Minneapolis/St-Paul pour prononcer six autres discours sur la vélorution mondiale dans le cadre de la semaine de la bicyclette à Minnesota, organisée par la Coalition des cyclistes de Minnesota (le pendant de notre organisme Le Monde à Bicyclette) dont j'étais l'invité. Haut de page


Comment je fus descendu du train à Port Huron

Le train de Toronto vers Chicago s'arrêta brusquement au milieu d'un champ situé hors de la ville frontière de Fort Huron, au Michigan. Des gardes de frontières, munis de pistolets, ordonnèrent à tous les non Américains de descendre du train et d'aller attendre dans une petite baraque sombre. Ils fouillèrent minutieusement nos bagages et nos portefeuilles. J'ai été plusieurs fois aux États-Unis, mais jamais je ne me suis trouvé dans un tel blocus.

Les policiers me traitèrent avec beaucoup de méfiance. Non seulement ils ont fouillé ma valise et mon grand sac de plastique noir, mais ils ont aussi examiné chaque papier dans mon portefeuille. Wilson, un agent de police, retira le dernier numéro du Monde à Bicyclette, ma copie de « Autokind vs, Mankind», et une lettre écrite à la main par Tim Crampton, membre de la Coalition des cyclistes de Minnesota, et les mit sur le comptoir.

Une femme dans la cinquantaine, à l'allure méchante et portant des lunettes de soleil sombres, était en train d'interroger les non Américains dans un coin du comptoir, qui devaient tous passer par elle. Finallement, ce fut mon tour, après quarante-cinq minutes d'attente: «Qu'est-ce que j'allais faire aux Étas-Unis?, quelle était ma profession?.» Elle était repoussante dès le début, et elle refusa de croire que j'étais l'auteur d'une chronique internationale dans le magazine Vélo-Québec, car elle ne croyait pas qu'un magazine de cyclisme puisse avoir une page internationale. Elle souriait d'un air méfiant et narquois et voulait savoir ce que j'allais faire avec toute cette pile de journaux étranges, faisant allusiant surtout au journal Le Monde à Bicyclette. Elle me lança un regard furieux lorsqu'elle vit dans notre journal la photo pinup du président Reagan dans un maillot de bain et l'article l'accompagnant dénonçant l'invasion américaine de Grenade. La page couverture de « Autokind vs, Mankind» illustrant une capote d'automobile dévorant une tête humaine rajouta à sa méfiance. Elle ne voulait pas croire que j'allais prononcer un discours à l'université de Minnesota et me déclara donc un étranger indésirable. « C'est illégal d'être payé pour un travail aux États-Unis si on n'a pas de permis de travail» me dit-elle d'un ton froissé « L'université de Minnesota doit faire une demande officielle auprès du bureau d'immigration à Saint-Paul pour vous permettre d'entrer aux États-Unis, et vous devez également nous fournir un dossier judiciaire vierge émis par la police canadienne », me dit-t-elle. Après cet interrogatoire, la police m'escorta jusqu'à la ville limitrophe de Sarnia.

De Sarnia, j'appelai mes hôtes pour leur parler de ma mésaventure. Je n'en revenais car c'était moi le conférencier invité et j'étais bloqué aux frontières, à plusieurs kilomètres de distance de ceux qui avaient organisé pour moi six discours dans les deux villes jumelées. Tim Crampton, membre de la Coalition des cyclistes, appela alors son sénateur et son député mais tous deux étaient partis en week-end. Quatre heures plus tard, il me suggéra d'essayer de passer par une autre frontière.

La frontière la plus proche de Sarnia est Detroit, la ville des autos. Je voulus prendre l'autobus pour m'y rendre mais en vain car il n'y en avait pas: « Ici, tout le monde a une auto, donc les gens n'ont pas besoin de bus» me dit un vendeur dans un drugstore. Je me rendis compte que cette nécessité qu'est l'auto est plus qu'une abstraction dans ce petit bled situé dans les bois. Faute d'alternative, je fis de l'autostop jusqu'à Windsor, qui se trouve à environ 130 km de distance. De là, je pouvais voir les édifices de Detroit à travers la rivière.

Allais-je pouvoir traverser? L'inspecteur Haney aurait-elle détourné les postes frontières devant ce dangereux anarchiste, Robert Silverman? Je suivis les conseils de Tim et me débarrassai à contre-coeur des soixante-seize copies du Monde à Bicyclette (j'en ai gardé quatre) pour m'éviter le soupçon d'être venu pour une mission politique, et je m'apprêtai à dire aux frontières que j'allais rendre visite à des amis. Un seul bus municipal reliait Windsor à Détroit, moyennant la somme de 60 cents. L'inspecteur du petit poste frontière de Détroit, qui était une femme, voulait savoir où j'allais, combien d'argent j'avais et ce que j'allais faire aux États-Unis. Après lui avoir montré mon billet aller et retour et mon passeport canadien, elle me fit signe d'avancer. Le barrage routier érigé par l'inspecteur Haney sur environ 130 km vers le nord était maintenant contourné. Et je pouvais enfin continuer ma route.

Après avoir passé la nuit à Detroit, je pris le train pour Chicago et Minneapolis/St-Paul. Durant le voyage, je lus « Tremblement sans bruit », un nouveau livre contenant des extraits sur la bicyclette comme instrument de liberté et écrit par des auteurs anglais et américains de renommée. Le voyage s'est bien passé, le wagon-restaurant était excellent et je pus jouir d'une très belle vue sur l'extérieur. Je suis arrivé à la gare de St-Paul le lundi 8 mai à 10h30, un jour plus tard que prévu. Dix cyclistes de la région étaient là pour m'accueillir. Ils m'offrirent des fleurs et un poème, et mirent à ma disposition un vélo de montagne pour la durée de mon séjour.

Minneapolis et St-Paul sont deux villes distinctes situées de part et d'autre du Haut Mississippi, mais en se développant ensemble, elles finirent par se ressembler. Leur population et leur climat ressemblent à ceux de Montréal. Leurs centres forment des blocs de hauts édifices comme à Toronto, qui sont reliés par des corridors chauffés au rez-de-chaussée. Cette métropole du Midwest a très peu d'immeubles résidentiels, car la plupart de ses habitants vivent dans des maisons individuelles, ce qui fait que la ville est très éparpillée. Ces deux villes jumelles ont une densité démographique de loin inférieure à celle de Montréal. Haut de page


Cyclisme

À l'exception des rives escarpées de la rivière, la région urbaine est plate et favorise donc le cyclisme. Le vol de vélos n'est pas chose courante, m'a-t-on dit. J'ai vu plusieurs vélos attachés avec des cadenas, ainsi que des casiers pour vélos en plein centre-ville que la municipalité de St-Paul loue aux cyclistes pour l'année. Ces deux villes jumelles sont situées à l'extrêmité sud du bouclier des Laurentides. Minneapolis possède six lacs, qui ne sont pas entourés de maisons. Les habitants les utilisent pour faire du patinage l'hiver et nager l'été. C'est la campagne en pleine ville, un important facteur pour que la ville soit vraiment vivable.

Comme ici, les pistes cyclables se trouvent là où les autos ne peuvent aller: le long des rivières et sur les bords des lacs. Les autoroutes convergent vers le centre-ville de quatre coins, et la construction de parkings à étages près du centre-ville a permis de réduire la destruction de l'infrastructure urbaine. Comme la possession d'autos est chose courante, le transport public par bus est très inadéquat, même si les horaires des bus sont très utiles durant l'hiver. Seulement4% de la population utilise le transport public.

La densité démographique très basse de ces deux villes est le principal facteur de dissuasion pour l'utilisation de la bicyclette, et il est malheureusement très difficile de changer cette situation. Il faudrait intervenir auprès des représentants politiques de la région pour leur demander d'installer des stationnements à vélos au centre-ville et des porte-vélos sur les autobus qui desservent les banlieues.

Dans mes discours, j'ai répandu la conscience vélorutionnaire. J'ai montré à mes auditeurs des diapositives illustrant les activités théâtrales du Monde à Bicyclette, comme nos morts simulées en pleine rue pour dénoncer les accidents mortels causés par les autos, nos attaques contre le Salon d'autos et notre opération Moïse durant laquelle nous avons traversé la rivière en canoë avec nos bicyclettes. Les cyclistes de la région ont bien aimé cette partie de mon discours et la Coalition des cyclistes a même construit un vélo en bois de la grandeur d'une auto dont la photo parut dans le journal métropolitain. En plus de ceux que j'ai faits dans les deux campus de l'université de Minnesota, les plus grands dans le monde avec 50 000 étudiants, j'ai prononcé des discours au Cycle Sunday Ride, à la Fédération des architectes paysagistes de Minnesota, dans les auberges de jeunesse locales et à la réunion annuelle de la Coalition des Cyclistes de Minnestoa.

La conscience cycliste n'a ni des limites géographiques ni d'âge. Le second facteur m'a carrément sauté aux yeux lorsque j'ai visité ces deux villes. J'ai pensé que les personnes que j'allais rencontrer dans les auberges de jeunesse seraient de jeunes cyclotouristes, mais ce n'était pas le cas. L'âge moyen de mes auditeurs était de soixante ans. Ce sont eux qui voulaient savoir plus et qui me posèrent les questions les plus intelligentes. Certains d'entre eux étaient proches de la retraite et ont quand même redécouvert le vélo, tard dans leur vie.

Ma visite d'une semaine à Minneapolis/St-Paul marque une étape inoubliable dans ma vie. Elle fut pleine de bons événements dont je me souviendrai toujours.


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Publié dans le journal Le Monde à Bicyclette, été 1984.

Par Robert Silverman.

Traduction: Saloua Laridhi.


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